AL MADINA

Solo exhibition « AL MADINA » at AGorgi Gallery, 2016

“Al Madina ou Les oraisons visuelles à nos âmes mortes“ Text by Mohamed-Ali Berhouma about Al Madina:

C'est la ville tentaculaire,
La pieuvre ardente et l'ossuaire
Et la carcasse solennelle.
Et les chemins d'ici s'en vont à l'infini Vers elle.

Emile Verhaeren, La Ville.

(...) les vieilles murailles montent, comme des linceuls blancs.

Emile Verhaeren, Les villes tentaculaires.

La ville a toujours porté ou supporté les grands rêves des hautes missions civilisatrices. Les utopies l’ont bien montré en édifiant des cités idéales pour des modèles de sociétés où l’homme pourra prétendre à son humanité, à son bonheur. Mais ces rêves urbains ne demeurèrent qu’u-topies, que non-lieux. À mille lieux de là, notre univers citadin, lui, est bien réel. Et on l’oublie souvent, on ne le pense pas. La ville, ses hauts murs et ses immeubles nous surplombent. La ville, ses interminables prolongements et ses tentaculaires ramifications nous dépassent. Nous y sommes engloutis. Notre posture n’est pas celle qui permette aisément de penser la ville qui nous enceint. Il faut croire que c’est plutôt la ville qui nous pense. Cela aussi, on l’oublie : la cité est une incorporation bâtie, une agglomération des ordres et des impératifs d’une politique, d’un social, d’un économique, d’un idéologique... bref, de systèmes de contrôles, de dominations, de conditionnements.

Par chance, quelques rares êtres échappent à l’aveuglement que nous imposent les toujours plus oppressantes cloisons. Ils habitent la ville et leur conscience libre, leurs lucides intuitions leur ouvrent d’autres bifurcations que les voies et les tracés que nous impose la cité. Ils voient et suscitent d’autres imaginaires que ceux que nous administrent les réclames et les enseignes bien installées dans les couloirs de nos quotidiens. Ces êtres savent encore échapper subtilement aux ordres de la ville qui nous dressent, nous surveillent, nous encadrent, car justement, ils voient. Intissar Belaïd est de ces êtres-là. Elle voit et plus encore, elle révèle ses visions avec une subtile force pour laisser surgir une vérité que l’on ne perçoit plus : le réel.

J’ai eu la chance de surprendre, dans le carnet de l’artiste, l’éclosion des œuvres. Une intuition juste et précise suit leur genèse. Minutieusement, chaque vision cherche les voies qui la cristalliseront le plus exactement possible. Et finement, ces visions trouvent leurs chemins sans céder à la pesanteur matérielle où s’abîme souvent l’art. Le travail des broderies, des images audiovisuelles et photographiques, des collages, a été menés par un œil et une main attentifs à retenir, tout au long de l’ouvrage, le flottement, la suspension par lesquels l’œuvre s’est donnée à l’artiste dans une sorte d’apparition aussi délicate que puissante.

Feuilletant ses notes et ses dessins, suivant le fil de ses créations en train, une voix intérieure semblait sourdre de dessous ses œuvres :

Broder une peine, une angoisse, une blessure. Tracer d’un fil tenace ces mémoires d’une aiguille transperçant imperturbablement la fragilité d’une chair marquée, mutilée par les brûlures d’une cigarette perverse. Ceci est mon corps, ma charogne et je vous l’offre en pâture.

Tracer une lumière qui me crève les yeux par sa terrible et sublime poésie. Et du fond des tombes urbaines, tourner les yeux aux ciels et chercher cette lueur qui ressuscitera le regard à chaque battement de paupière. Vivre, voir pour témoigner. Dire, crier ce qui nous happe si bas. Exorciser les visions qui hantent mes rêves urbains, coupant, collant, façonnant les imaginaires sortilèges. Jeter à la face des regards vides et avides d’aveuglement, leurs reflets de charognards des voluptés de chairs mortes, mortes de voir leurs âmes se dissiper dans les éthers de néons fluorescents.

Créer enfin, comme un animal qui se débat jusqu’à un souffle dernier. Créer.

Tout est constellé autour d’une image centrale. Une inscription, un graffiti sur un mur. « La ville des morts ». Ce cri qui se fracasse sur la muraille trace une première fêlure. Les hauts remparts de la ville en sont fragilisés, ébranlés. Comme une image tremblotante et décomposée révèle les diverses strates qui la sous-tendent, une vision de la ville, dans toute ses puissances métaphoriques, apparaît à l’artiste. Par ces fissures, par ces écarts, la ville se dévoile et ce qui gît en dedans transparaît. Les murs ne protègent plus : ils cachent, enferment, emprisonnent, inhument. C’est cette réalité que montrent, ouvrent, libèrent et exhument les œuvres de Intissar Belaïd en une série de poèmes visuels comme autant d’oraisons funèbres dédiées à nos âmes mortes errant dans la cité aux horizons murés, dans le monde, enfin, aux cieux oubliés.

(Texte: Mohamed-Ali BERHOUMA)